Agriculture bas-carbone, quel potentiel ?
Analyse de la 1ère étude menée en conditions réelles et à grande échelle.
88 fermes de la région Grand Est ont réalisé un diagnostic carbone visant à mesurer leurs niveaux d’émissions de GES et de stockage de carbone dans les sols, le potentiel de transition climatique lié à des changements de pratiques , le coût et les conditions non-économiques de cette transition.
Ces diagnostics ont été réalisés dans le cadre du Projet pilote européen CarbonThink, avec pour objectif de tester un modèle économique de transition bas-carbone de cent fermes dans le Grand Est. Il s’agit de la première étude à grande échelle sur des exploitations agricoles de production végétales en conditions réelles, avec une méthode complète pour la mesure des variations d’émissions et du stockage de carbone. Cette note d’analyse est issue des synthèses techniques réalisées par Agrosolutions pour le projet : analyse des résultats dans leur globalité et après avoir classé les fermes en 5 catégories.
Les résultats sont riches d’enseignement pour tout acteur concerné par la transition bas-carbone de l’amont agricole, entreprise, collectivité territoriale ou institution publique.
Sans surprise, la majorité des fermes sont émettrices nettes de carbone mais il existe de fortes disparités de bilan carbone et de potentiel d’amélioration d’une ferme à l’autre. L’hétérogénéité des situations de départ et du potentiel d’amélioration est globalement aussi important au sein des catégories de fermes qu’entre les catégories ; le type de ferme ne semble donc pas être un critère suffisant pour présumer du potentiel de transition ou de production de crédits carbone.
Le stockage de carbone dans les sols apparait comme l’élément clé de la transition : il représente, en moyenne, plus des 2/3 du potentiel d’amélioration du bilan climatique des fermes, loin devant le poste « réduction des émissions », et ce quel que soit le type de ferme concernée. C’est aussi l’angle de transition « favori » des agriculteurs puisque c’est celui à plus forte composante agronomique : stocker du carbone dans les sols améliore leur fertilité naturelle et contribue à l’adaptation au changement climatique.
Or, en agriculture il existe un lien antagoniste entre stockage de carbone et émissions de Gaz à effet de serre, cette étude le montre particulièrement et illustre toute la complexité que cela engendre lorsqu’il s’agit, en condition réelles, d’optimiser le bilan carbone d’une ferme.
Ce lien entre émissions et stockage de carbone place l’agriculture dans une position singulière parmi les secteurs clés de la lutte contre le changement climatique et pourrait justifier de lui appliquer une stratégie de transition spécifique. En effet, la doctrine qui prévaut en matière de transition climatique est de d’abord réduire, ensuite compenser les émissions résiduelles. Est-ce dû à une confusion générale entre compensation et stockage ? le fait est que, dans les recommandations climatiques formulées au secteur agricole fleurit la doctrine de d’abord réduire les émissions, ensuite stocker du carbone dans les sols. Les résultats de cette étude montrent les limites, voire le danger, d’une approche qui, en agriculture, séparerait les objectifs de réduction d’émissions et stockage de carbone.
L’approche la plus efficace pour réduire l’impact climatique de l‘agriculture semblerait, selon les résultats de cette étude, de mettre l’accent sur le stockage de carbone dans les sols, à condition de mesurer en même temps la dynamique d’émissions de GES pour s’assurer que la transition soit vertueuse dans sa globalité. A l’inverse, une politique centrée sur la réduction des émissions de GES devra absolument s’assurer qu’elle ne génère pas un déstockage de carbone du sol dans des proportions plus importantes que les réductions d’émissions. Dans les deux cas il sera donc indispensable de mesurer conjointement émissions et stockage afin de s’assurer de l’efficience climatique réelle de la transition.
La priorité à accorder au carbone du sol dans une politique climatique agricole semble d’autant plus importante que selon de récents travaux scientifiques i) la cinétique de déstockage de carbone du sol est plus élevée que celle du stockage, ii) un sol ayant subi un récent déstockage de carbone a de très faibles chances de retrouver son niveau d’équilibre. Toute action générant du déstockage de carbone du sol aurait de ce fait un caractère irréversible et serait à proscrire.
Des travaux plus approfondis sont nécessaires pour être conclusifs quant à la manière d’intégrer cette relation entre les émissions et le stockage en agriculture, mais la question agronomique (et politique) sous-jacente est celle de la gestion de l’azote en grandes cultures. Sans remettre en question la nécessité des objectifs de réduction des apports azotés, il convient d’être vigilant sur les possibles externalités que cela peut avoir sur le carbone du sol et le cas échéant sur la nécessité de mesures agronomiques adaptées pour le compenser.
L’autre enseignement de cette étude concerne le coût de la transition climatique agricole, et plus largement les facteurs de motivation des agriculteurs pour la transition climatique. En pointant le coût élevé de la transition climatique pour les agriculteurs, cette étude confirme la faible attractivité des différentes formes de rémunération existantes pour la transition bas-carbone de l’agriculture. Sur le plan strictement économique les formes de rémunération de la transition bas-carbone (crédits carbone, primes filières, aides publiques) doivent monter en valeur pour rémunérer les agriculteurs à la hauteur du coût réel de leur effort, voir même bien au-delà si l’on veut en faire un véritable outil de la transition. L’enjeu pour le moment est de permettre aux agriculteurs de cumuler différentes sources de financement pour leur transition bas-carbone, et cela implique que les pouvoirs publics et/ou les standards internationaux officialisent la légalité et la conformité de ce cumul. En effet, plusieurs types de financement co-existent déjà pour le bas-carbone agricole, les deux principaux sont les crédits carbone et les primes de filières, mais les acteurs de terrain sont dans une grande confusion sur la possibilité et les conditions de leur cumul, et cela limite leur passage à l’action par peur du risque d’irrégularité.
Enfin, ces travaux révèlent qu’il existe une diversité de motivations des agriculteurs pour la transition bas-carbone qui dépasse le champ de la rémunération. Ces fondamentaux sont agronomiques et touchent à la cohérence globale du projet d’exploitation agricole, ce sont ces éléments sur lesquels appuyer la transition bas-carbone agricole et cela aussi implique d’adapter les outils politiques et financiers de la transition aux spécificités socio-économiques du secteur agricole. Comme pour toute transition la formation, la pédagogie et la communication sont des facteurs clés de succès, ça l’est tout particulièrement pour le bas-carbone agricole. Les liens entre agriculture et climat sont complexes et les acteurs de l’amont agricole ont besoin de mieux s’approprier les déterminants techniques mais aussi économiques, politiques et règlementaires de ce sujet.